KOOLHAAS....délirant

Publié le par bouchareb

Face à la rupture
Une conversation avec Rem Koolhaas
Catalogue Mutations, Actar, 2000.

François Chaslin. Rem Koolhaas, vous êtes un architecte et quelque chose comme un théoricien ou un idéologue. C'est lui que nous rencontrons aujourd'hui, celui qui s'efforce de comprendre le monde et son évolution avant de prétendre le façonner, le plier à une géométrie, à une esthétique, une rationalité ou une poétique, ce qui est l'attitude traditionnelle et peut-être la responsabilité de l'architecte. On se demande si vous lisez le monde tel qu'il est effectivement, ou si vous ne le lisez pas en l'esthétisant à outrance, en soumettant vos questions à des hypothèses trop radicales et spectaculaires pour être vraiment crédibles. Nous en reparlerons. Aujourd'hui, vous travaillez sur les grandes mutations de la société et de la ville, notamment au sein d'un séminaire que vous conduisez à l'université de Harvard. Vous annoncez périodiquement que l'urbanisme vit ses dernières heures, que sa mort est programmée en raison de "la résistance qu'il oppose aux phénomènes observés et du retard qu'il prend à les mesurer". Ce jugement à l’encontre d’une discipline bien plus que centenaire, diverse dans ses approches et ses méthodes, paraît sévère.

Rem Koolhaas
. Dans tout ce que je fais, et dans ce que je dis, il y a une part de rhétorique, de jeu et de provocation. Je prétends rarement à la parfaite objectivité. Mes analyses offrent une composante de manifeste, et toujours un mélange de réflexion rétroactive et de démarche prospective. Cela suppose que je ne sois ni particulièrement sévère ni pessimiste face à une profession à laquelle il revient, en effet, de comprendre la formation des villes, de l’analyser et de les transformer. Mais je suis convaincu de ce que l’urbanisme tel qu’il est pensé aujourd’hui n’est plus tenable, car il suppose des systèmes de maîtrise et de contrôle des phénomènes qui n’existent plus. Cette incapacité présente divers aspects. Le plus important est peut-être dans cet écart entre la conception de leur rôle qui anime les professionnels (qui se considèrent traditionnellement comme représentant la chose publique et la volonté collective) et ce que nous vivons maintenant, une logique totalement opposée, celle du marché qui, par définition, ne laisse aucune place à ce genre de préoccupations. Là-dessus se greffe le scepticisme qui règne aujourd'hui presque universel face à la modernisation (qui n’est plus considérée comme une source de progrès), scepticisme qui se double d’une incertitude quant à notre aptitude à en contrôler les mouvements. Et il y a d’autres explications. D’abord le fait que le cadre intellectuel, le vocabulaire, les valeurs et les références les plus intimes de nos professions sont très anciens, souvent bimillénaires. Ils sont impropres à saisir les événements qui se déroulent, cette accélération des choses qui fait que toute action qui prétendrait régulariser le développement urbain selon des critères esthétiques, sociaux ou éthiques est vouée à l’échec. Aucune activité de composition formelle, aucune ambition de composition urbaine ne tient le choc face à une telle accélération des phénomènes, alors que tant de changements interviennent dans un temps raccourci. C’est donc l’ensemble les valeurs anciennes, devenu inopérant et contre-productif, qui ne fonctionne plus et qui, aujourd’hui, paralyse ceux qui doivent penser la ville. Un peu comme si nous, professionnels, étions programmés pour freiner tout ce qui arrive et dont nous savons bien que le triomphe est inéluctable. Notre culture d’architectes se hérisse et nous dresse face à ces nouveaux paysages des mégalopoles mondiales, notamment asiatiques. Nous n’y voyons que laideur, abandon et échec, et nous en souffrons. Echec formel, échec fonctionnel, échec du social, échec dans le sentiment même de notre incapacité à maîtriser les processus, échec de cohérence, échec dans la qualité propre de chacune des constructions, échec partout. Nos métiers ne savent comment se consoler des ambitions perdues.

FCh. Vous revendiquez ce que les scientifiques appellent depuis vingt ou vingt-cinq ans un changement de paradigme. Un monde entier basculerait et nous forcerait à reformuler nos pensées, très profondément.

RK. C’est dans ce sens que portent mes efforts. Comprendre cette rupture, ce changement de la condition urbaine. C'est le champ même de nos interventions qui a changé, davantage peut-être que nos paradigmes, qui sont longs à se mettre en place.

FCh. Ce type de révision radicale s’est produit plusieurs fois dans l’histoire des pensées urbanistiques. Déjà dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, puis au début de celui-ci, et dans l’après-guerre avec le triomphe du rationalisme, et encore dans les années soixante-dix au moment du postmodernisme et des visions typomorphologiques et historicistes. Ce n’est pas une chose nouvelle. Le point de vue des urbanistes quant à la fabrication de la forme urbaine ne vous paraît plus viable. Mais cela ne prouve pas que leur discipline ne puisse retrouver de nouvelles bases, plus adaptées aux réalités. D’ailleurs, elle s’en préoccupe sérieusement. Dans le monde entier, on multiplie recherches ou colloques sur ce qu’en France, par exemple, on désigne comme la ville "émergente".

RK. Mais les professionnels ne vont pas assez loin dans l’observation lucide des phénomènes. Surtout, ils n’en tirent pas les conséquences qui conviendraient pour appréhender le futur de nos propres cultures et pour réviser de fond en comble les modalités de leurs actions.

FCh. Vous exposez qu'il faut d'abord regarder, fuir les a priori, et ne "pas trop chercher de réponses". Est-il vraiment possible, pour ces praticiens, de ne pas chercher les réponses alors même qu’ils portent en eux (comme par automatisme et souvent inconsciemment) des tas de réponses, ou de réflexes?

RK. Nous avons réussi à l'Oma, dans les dernières années, à séparer d’une façon radicale (presque schizophrénique) travaux spéculatifs, projets et démarches d’observateurs ou d’interprètes. L’architecte agit sur des bases absurdes. A chaque fois qu’il est appelé à se prononcer sur telle ou telle situation, il croit devoir la modifier complètement. Incapable de la laisser telle quelle, ou de commencer par l'analyser, il est emporté par une espèce d’activité bestiale qui suppose la nécessité d'une transformation et le désigne comme véhicule du changement. J'ai donc voulu découpler clairement nos deux activités, et ménager dans la vie de notre agence une sorte de droit d’abstention, une liberté d'analyser, voir et comprendre, sans que cela ait nécessairement de répercussion professionnelle.

FCh. Que ces recherches aient un rapport avec votre propre activité et vos propositions d’urbaniste, c’est manifeste. Que votre projet d’Euralille ait un rapport avec ces hypothèses, et qu'il soit notamment une tentative de rendre compte de la culture de la congestion, des flux circulatoire et des réseaux, c'est évident. Mais ils est plus difficile de comprendre jusqu’à quel point ces menées théoriques nourrissent votre production proprement architecturale, ce travail sophistiqué, très élégant, dont témoignent, par exemple, vos villas et vos réalisations de petite échelle, un travail joueur et presque maniériste. Y a-t-il une relation entre cette activité d’observation du monde, ce travail de commentaire, et l’esthétique de vos villas?

RK. C’est difficile à dire. Il y a toute une série de questions auxquelles j’ai chaque jour plus de mal à répondre et je ne suis pas sûr d'être le mieux placé pour expliquer comment nous travaillons. Nous tenons à maintenir dans notre activité un domaine inconscient. Si nous avions sans cesse à l’esprit le fait que, même dans nos plus petits bâtiments, il y pourrait y avoir une dimension critique, le métier deviendrait infernal. Ce que je peux dire, c’est que l’ensemble de nos préoccupations se trouve d’une manière ou d’une autre présent au tréfonds de chacun de nos projets. Evidemment, on pourrait lire la maison de Bordeaux comme une maison avec une infrastructure urbaine, comme un mélange, la rencontre entre un élément vraiment domestique et un monde plus mécanique. Mais j’hésite à expliquer ces caractéristiques par une obsession de l’urbanisme. Il y a par contre des bâtiments d’une échelle sensiblement plus grande où nous-mêmes avions l’impression d’être plus urbanistes qu’architectes. Pour ce qui est du palais Congrexpo à Lille ou du projet de la bibliothèque de Jussieu, nous avions adopté une approche urbaine, avec tout ce que cela implique en termes d’ouverture des possibles, plutôt qu’architecturale, laquelle suppose pour moi une définition précise des choses et l'intention d'en contrôler ultérieurement jusqu'aux moindres détails. Ce que nous avons fait, dans presque tous nos projets, c’est que nous avons utilisé l’urbain contre l’architectural, pour le vivifier.

FCh. Mais si l’on prend une petite maison, comme la villa Dall’Ava à Saint-Cloud, on lui découvre une allure désarticulée et syncopée qui pourrait être tenue, à certains égards, pour un reflet de l'état du monde ou au moins du regard que vous portez sur le monde, et pour sa transcription en termes esthétiques.

RK. Sur ce type de questions, l’opinion des critiques importe plus que ma propre réponse. C’est à eux d’en juger et d’interpréter notre travail.

FCh. Nous sommes dans une période d'explosion extraordinaire du phénomène urbain. Et paradoxalement de creux théorique, de panique peut-être devant l’ampleur des enjeux et le caractère déroutant des changements. Mais la course à la théorie est très engagée et toutes sortes de disciplines, depuis plusieurs années, se plongent dans l’analyse de cette ville émergente ou de l'apparent chaos qui semble gouverner aujourd’hui les phénomènes urbains. Toute explication ancienne se défait. La dernière grande mobilisation volontariste, parmi les architectes, a été celle du postmodernisme européen, au milieu des années soixante et dans la décennie qui a suivi. C’était un effort pour élaborer des instruments de lecture de la ville historique et une ultime tentative d’en poursuivre la fabrication. Comme si la rupture moderne n'avait pas existé, ailleurs que dans l'idéologie et dans les formes, comme si la sociabilité elle-même n'était pas bouleversée, comme si de rien n'était. Trente ans plus tard, nous voici à mille lieux de ces problématiques-là. Vous avez été parmi les premiers à prendre ces questions à bras le corps, d'une façon radicale et délibérée. Ces mutations, beaucoup de gens se demandent si vous en êtes un simple explorateur, un annonciateur, ou si vous vous en faîtes l'avocat. Si vous vous contentez d’en être l'observateur lucide, ou si vous prétendez en devenir le prophète. Avouez que ces mutations vous fascinent et que vous leur trouvez une certaine beauté, un caractère excitant.

RK. Je joue probablement tout à tour ces divers rôles, selon le contexte. Il s'agit d'un engagement pour une certaine transformation des villes mais aussi d'une volonté de réduire en miettes certaines conceptions occidentales, de révéler quelles potentialités existent dans des conditions urbaines qu'un regard hâtif jugerait dégradées ou compromises, comme l’urbanisation chinoise ou celle de Singapour. Deux mobiles me conduisent : l’intérêt que j’éprouve à saisir ces transformations, à les voir se dérouler, à les comprendre, et le plaisir que j’aurais à détruire certaines perspectives intellectuelles qui me semblent devoir être condamnées. L'un des problèmes de notre profession réside dans toutes ces supposées valeurs qui nous mènent à refuser systématiquement, a priori, tout ce qui se passe. Mon travail vise notamment à nous libérer de cette obligation.

FCh. On sent chez beaucoup de nos contemporains une fascination devant ces phénomènes de rapide transformation. Même un urbaniste de culture traditionnelle appréciera un film rendant compte des paysages de Hong Kong ou du Japon moderne, ou à lire un roman qui reflète un certain état des villes, voire leur dégradation. Il y trouvera la matière d’une jouissance esthétique. Cette exploration artistique ou documentaire de territoires en mutation est l'un des registres préférés de l'époque. Nous en avons soif mais nous la refoulons dans nos approches professionnelles. Il y a peu de spécialistes qui s’avoueraient à eux-mêmes les qualités spatiales, humaines, oniriques de ces formes urbaines. Il y a un dévoilement à accomplir, et peut-être un effort de sincérité. Nos contemporains ne voient pas comme les photographes, comme les écrivains ou comme les artistes voient. Ou comme voit chacun d’entre nous, dès lors que nous voyageons, ou dès lors que nous sommes les spectateurs d’un film.

RK. Il est évident que l’on trouve maintenant partout, chez chacun, la compréhension de ces phénomènes. Mais il existe pourtant une masse de connaissances qui demeurent inaccessibles à notre compréhension et à nos actions d’architectes. Cette espèce de déconnexion fondamentale traduit le super ego de la profession, un mécanisme moral plus ou moins réfléchi qui exclut que nous puissions participer à ces mouvements de la société contemporaine.

FCh. Commençons, si vous le voulez bien, par une rapide rétrospective. Dans vos premiers travaux, vos projets théoriques du tout début des années soixante-dix, on repérait diverses sources, notamment certaines inspirations sadiennes et surréalistes (collage sur le mode du cadavre exquis, paranoïa critique, nous y reviendrons). Ces inspirations côtoyaient de fréquentes références à Nietzsche, au renversement des valeurs établies, une invitation tacite plus qu’explicite à penser "par-delà bien et mal". Mais ce n’était jamais de manière ouverte et vous n’avez jamais, à ma connaissance, renvoyé à telle ou telle thèse de Nietzsche. Pourtant, sa position philosophique est présente chez vous.

RK. Qu'il faille ou non affirmer ses sources est une question que je me suis posée très tôt. J’étais attiré par les gens comme Charles Jencks ou Kenneth Frampton, très préoccupés par leurs lectures, et dont le travail fonde sur des références explicites. Et j’ai trouvé leur démarche erronée; je n'ai jamais été impressionné par leurs lectures, même si je l'étais par leur travail critique. Il y a souvent une relation abusive, en architecture, entre la lecture que l’on fait des différentes sources et les conséquences que l’on en tire. Pour m’éviter ces travers, j’ai revendiqué le droit à m’inspirer de telle ou telle pensée, sans être obligé de le faire de manière affichée.

FCh. Mais lisez-vous de la philosophie, ou bien en avez-vous lu dans certaines périodes de votre vie?

RK. Oui, simplement parce que je lis tout.

FCh. Donc, vous avez lu Nietzsche?

RK. Oui.

FCh. Mais son œuvre ne figure pas sur votre table de chevet.

RK. Non, mais elle est bien là. Une autre raison pour ne pas être explicite dans l’évocation de mes références, c’est que cela me permet de manipuler plus aisément, manipuler ce que j'appellerais le matériau génétique de ces diverses sources.

FCh. Parmi ces sources, je ne pense pas qu'il y ait Heidegger.

RK. Non, en effet.

FCh. Ni Christian Norberg-Schulz, heideggerien tardif, et son génie des lieux.

RK. Non. Sauf qu’il y existe pour moi des sources positives, et des négatives. L’univers heideggerien m’inspire une sorte d’angoisse. Je le trouve très malsain, mais il peut être aussi une occasion d'inspiration. Peut-être.

FCh. Il y a plus de vingt ans déjà, dans New York Délire, qui était à la fois une recherche historique et une sorte de fiction dédiée à Manhattan que vous qualifiiez de "capitale de la crise permanente", vous faisiez l'apologie de la crise. En ces années-là, faire l’apologie de la crise était chose nouvelle. Le livre se présentait comme le manifeste rétroactif (posthume en quelque sorte) d'un processus urbanistique "sans retenue" et par là même fascinant qui aurait toujours été refoulé bien qu’ayant inspiré une véritable "extase" à ses spectateurs, à ses contemporains, aux gens qui le vivaient directement (il n’est que de voir le nombre extraordinaire de cartes postales de Manhattan éditées dans les années vingt, que vous collectionnez d’ailleurs). Ce processus grandiose et stimulant aurait été occulté par la pensée architecturale. Cette volonté de dévoiler, de montrer et d'accepter, d'aimer peut-être ce qui est, constitue chez vous un thème récurrent. La vérité de ce qui est, de ce que chacun vit comme prodigieux mais que les architectes ne veulent pas voir. Ce qui est partout, flagrant, irrépressible, mais que personne, et surtout pas les professionnels, ne veut admettre et encore moins tenir pour positif. C’est une démarche presque méthodologique. Vous vous proposez de voir pour les contemporains, et de leur désigner ce que vous avez vu, comme Le Corbusier au tout début des années vingt lorsqu’il incriminait dans l’Esprit nouveau "des yeux qui ne voient pas".

RK. Je n'ai pas le même type d’ambition pédagogique. Ce n’est pas chez moi une opération didactique, plutôt une façon de susciter une autre lecture. Chez Le Corbusier, il s’agissait vraiment d'une obligation, il fallait témoigner d’un autre monde et convaincre. Chez nous, il n’y a pas cette inquiétude. Nous présentons l’état des choses, on pourra l’accepter ou non. Il n’y a dans nos intentions aucune dimension moraliste ou didactique.

FCh. Parce que la fin de ce siècle est plus désabusée, moins programmatique, et moins bâtisseuse d’idéaux. Le Corbusier espérait contribuer à ce que s'établisse un monde rationnel, à l’image de ses spéculations intellectuelles.

RK. Pas seulement. Je pense notre stratégie plus habile parce qu’on adhère plus volontiers à une opinion lorsqu'on on est invité à la pénétrer d’une manière séduisante, plutôt que sur un mode trop polémique et du ton d'un donneur de leçons.

FCh. D’où ces jeux, ces paradoxes, ces slogans et ces démarches parfois plus poétiques que vraiment didactiques. New York Délire annonçait un plan pour une "culture de la congestion", culture que vous avez plus tard tenté de mettre en œuvre. De quoi s'agissait-il?

RK. Tous les projets d’urbanisme que je connaissais à l’époque s’attachaient à réduire, voire à démanteler la complexité fondamentale des choses. Il s’agissait de prendre à part chaque niveau de problèmes, d’organiser les flux sur plusieurs strates, de prétendre que tout ce qui était complexe constituait une espèce de nœud gordien qu’il fallait trancher. Nous avons adopté une position plus positive, affirmant qu'il ne fallait pas défaire cette contradiction, cette complexité, mais au contraire l’exacerber".

FCh. Fallait-il du même coup exacerber la rythmique du monde, son battement? Les grands sociologues de la fin du siècle passé, comme Georg Simmel, ont insisté sur le rythme particulier du monde moderne et de la grande ville en général, sur l'intensification de la vie nerveuse qui en naissait.

RK. Je ne l’avais pas pensé exactement en ces termes, mais il y a un peu de ça.

FCh. Il y a une quinzaine d'années, comme beaucoup de contemporains, et pas seulement parmi les architectes, vous donniez volontiers dans un certain jargon scientiste, scientiste plutôt que scientifique. Vous empruntiez par exemple à la physique moderne la notion de saut quantique. Ce trait, assez caractéristique des années quatre-vingt, accompagnait le mouvement de découverte des théories du chaos, des fractals et de la complexité en général, théories d’ailleurs suffisamment confuses pour que les scientifiques en débattent encore. Votre regard sur le chaos a-t-il changé, maintenant qu'il s'est établi de manière si universelle, si visible et qu'il est presque universellement admis?

RK. En fait, j’ai très peu parlé de chaos, mais surtout de notre incapacité à pleinement participer à ce domaine de discussion. Et je suis rétrospectivement toujours étonné que l’on m’associe à ces démarches alors que je pense ne rien avoir à y faire. Je n’en ai jamais été l’avocat, et c’est une de ces lectures un peu bizarres que les gens font de mon parcours.

FCh. Quand même, vous vous êtes souvent référé au saut quantique, cette théorie de Max Planck.

RK. Oui, mais ça n’a rien à faire avec le chaos.

FCh. Il y a eu cette curiosité simultanée pour Heisenberg, Max Planck, le chaos, toutes théories qui ont été découvertes en même temps par nos milieux intellectuels. Et pas seulement par les architectes, mais aussi bien par les philosophes, les artistes, les écrivains. Tout le monde s’est rué dessus comme sur une nouvelle explication, ou plutôt une nouvelle description du monde.

RK. Je pense que l'on gagne à être précis et, à l’école, j’étais orienté sur les mathématiques et la physique plutôt que vers des domaines plus culturels.

FCh. Votre position quant au contexte vous est souvent reprochée. Essentiellement à cause du slogan "fuck context". Il se trouve qu'à un certain moment, particulièrement en France, le contexte a constitué la seule dimension susceptible de réconcilier les diverses tendances architecturales. Dans un milieu hétérogène et éclectique, dont les doctrines cohabitaient tant bien que mal, il y avait un seul mot d'ordre sur lequel les gens s’accordaient : "Sauvegardons le contexte". S'agissait-il du contexte physique, naturel ou urbain, ou bien du contexte historique? On ne savait pas exactement. Et Jean Nouvel pouvait s’en réclamer aussi bien qu’un architecte traditionaliste, pour des raisons évidemment différentes. Votre slogan était-il une réaction polémique, dans ce moment particulièrement contextualiste des mentalités architecturales, ou bien en faites-vous aujourd'hui encore un principe?

RK. Ce n’est pas la question. J’ai utilisé cette formule dans un article particulier, celui sur les gros bâtiments, bigness. Ce qui est bizarre, et vraiment paradoxal, c’est que le slogan a toujours été pris hors du contexte dans lequel il avait été écrit. Il faut se rapporter à son contexte pour comprendre "fuck context". Je disais que, dans certains cas, il n’y a tout simplement pas de relation possible entre ce qui est nouveau et ce qui existe. Et qu’en plus, ce qui existe n’a pas toujours de qualité particulière et qu’il faut donc se réserver la liberté d’avoir une attitude flexible, au cas par cas. Il y a des situations où l’on peut prendre en compte le contexte, et même lui rendre hommage. Et d’autres fois où il vaut mieux l’ignorer. Ce qui n’était qu'un élément parmi d'autres dans un ensemble de réflexions plus complet a servi en France, d’une manière trop commode, à caricaturer notre travail et permis de déclarer qu'il fallait cesser de prendre au sérieux ce type qui appelait à brutaliser le contexte.

FCh. Je me souviens qu'en 1998, lorsque a été inaugurée la maison de Bordeaux, certains découvraient que vous l'aviez excellemment inscrite dans son contexte physique. Et ils ne comprenaient pas que vous puissiez avoir proclamé "fuck context" et dessiner pourtant une maison qu'ils jugeaient parfaitement contextuelle. C'est bien qu’ils n’avaient pas compris ce que vous entendiez par là. Lorsque vous dessiniez les premières esquisses du projet urbain d'Euralille, il y a un peu plus de dix ans, vous insistiez de manière alors nouvelle et inaccoutumée sur les réseaux. Les voies ferrées, bien sûr, puisque le projet s’établissait entre deux gares, mais aussi les voies routières, autoroutières, les parkings, les bretelles et les rampes. C'est normal du point de vue circulatoire, surtout dans ce site de frange entre réseaux ferroviaires et boulevard périphérique. Mais vous en tiriez un effet proprement esthétique et architectural. Votre urbanisme constituait une sorte de road movie littéral, une exaltation de la circulation, au sens le plus matériel du terme. Un peu comme si vous aviez voulu émanciper les chaussées de leur rapport au sol, désir particulièrement lisible dans les croquis d'intention, que vous dessiniez à la manière de bandes dessinées. Certains rubans routiers montaient à l'assaut des équipements, taillaient dans la nouvelle gare, grimpaient sur le toit de la grande ellipse du palais Congrexpo. De la station de métro de la gare Tgv, vous attendiez qu'il soit un espace piranésien. Elle devait être le point d'orgue, le moment de concentration sublime de cette rencontre du fer, de la route, du parking, des ascenseurs et des escaliers mécaniques, bref, de tout le circulatoire. D’où vient cette fascination?

RK. Ce n'est pas une obsession, mais justement une réponse contextuelle à la situation lilloise. Tout le monde suppose qu’un architecte qui débarque sur un site, sur un terrain nouveau, y apporte ses propres marottes, plus générales, des a priori qui le poussent à travailler de telle ou telle manière. Or, dans le cas d’Euralille, c’est le contraire. Nous avons développé le thème du circulatoire parce que nous étions dans une zone de voiries et de réseaux, avec déjà, latente, une incroyable présence de cette esthétique du circulatoire, généralement tenue pour négative bien qu'elle si elle fasse fonctionner la ville. C'est une contradiction caractéristique de l’Europe contemporaine : nous dépendons de ces systèmes de réseaux, ils nous sont indispensables et pourtant nous les détestons, sans évidemment être à même de leur opposer la moindre alternative. Notre volonté était justement de rendre un statut, y compris un statut esthétique, à ce qui était considéré comme terrible et devant être caché. Nous voulions tenter de l’intensifier, de façon à ce que naisse peut-être une manière de terribilità dans le genre du sublime. Nous étions là en parfaite cohérence avec le site et les enjeux de la maîtrise d’ouvrage. Car tous les éléments dont nous jouions, tous les ingrédients du projet, étaient des contraintes techniques impératives avec lesquelles nous devions composer. Il s’agissait de prendre en compte des données fonctionnelles légitimes et inévitables, et de les faire accéder à une dimension supérieure. En même temps (et c’était peut-être la plus importante de nos motivations), il y avait le désir d’utiliser ces éléments d'infrastructure pour annoncer à cette agglomération qu’elle allait changer, qu’elle entrait dans une nouvelle période de son développement, et pour lui indiquer certaines clés de ce changement. Ce même site avait connu toute une série de projets antérieurs qui avaient cherché à réprimer ces modifications, à les cacher, on pourrait presque dire les refouler dans le sens freudien du terme. Un petit temple posé sur le terrain était supposé préfigurer les gares. J’ai trouvé ça inacceptable, surtout dans l’euphorie qui dans cette période-là s'était emparée de la France en matière de transformations et d’infrastructures. Nous pensions jouer avec une certaine mentalité française, cette ambiance grand projet, train à grande vitesse, modernisation du pays.


FCh. Certains dessins étaient fascinants. Ils montraient des chaussées vues par-dessous, avec les voitures qui semblaient rouler sur un ruban de verre, comme dans ces perspectives "à la Choisy" dans lesquelles les bâtiments étaient figurés de sous leurs jupes. Ils ont développé dans l’imaginaire des jeunes architectes l’idée que peut-être un jour la voirie serait une chose extrêmement flexible et qu’on pourrait éprouver une jouissance de ces mouvements de rampes. Cela tient du rêve, la route est évidemment demeurée lourde, matérielle et très encombrante. Et ces intentions ont largement échoué à Lille, notamment parce que l’architecture proprement dite vous a échappé. L’espace piranésien n'a pas tenu ses promesses d’exaltation des temps nouveaux et de la congestion urbaine. On est même, ce printemps, en train de le barbouiller des fresques que vous aviez refusées.

RK. Le projet a souffert de ce qu’il a démarré dans une période où l’économie française était entrée en crise. La récession a duré pendant toute sa réalisation. Il a également pâti de ce que l’environnement politique a changé. A un certain moment, il est devenu clair qu’il faudrait faire face à une autre perspective politique. J’admets tout ça. Et je crois qu’il reste quand même là-dedans des moments de grandeur, surtout lorsque, depuis la tour de Christian de Portzamparc, on voit toute cette voirie disparaître à l’intérieur de nos bâtiments. Ce sont des moments urbains d’une certaine force, en dépit de la laideur ambiante, des infrastructures, de la durée de la procédure et de tant d'autres éléments qui ont desservi l'opération. C’est pourquoi je pense qu’il faut accepter l’idée qu’un certain degré de laideur est inévitable dans les conditions actuelles. C'est évidemment difficile à expliquer et à faire admettre.

FCh. Nous reviendrons sur la laideur. Le seul bâtiment que vous ayez véritablement dessiné et construit à Euralille, c’est le palais Congrexpo, qui est à la fois un palais des congrès, un centre de colloques, un grand hall d’expositions et une salle de concerts rock. Ce palais illustrait cette théorie de la grandeur (que vous appelez bigness) selon laquelle, au-delà d'une certaine taille, toute construction devient en quelque sorte impersonnelle et échappe de manière irrépressible au dialogue avec le contexte urbain.

RK. L’essentiel de la thèse de l'article bigness c’est qu’à partir d’une certaine dimension, on ne peut plus parler d’une seule architecture mais plutôt d’architectures plurielles. Il y a effectivement dans ce bâtiment beaucoup d’architectures différentes. D’un côté, cela crée une espèce d’éclatement des différentes valeurs, quand même intégrées dans une entité, un tout. Le jeu était entre cette tendance à l’éclatement et cette insistance sur l'entité. Je ne crois pas que le bâtiment soit pour autant devenu faussement impersonnel, je le trouve au contraire très personnel. Mais il échappe à l'articulation architecturale au sens classique et relève d’une forme d’urbanisme qui contiendrait de nombreux moments architecturaux plutôt que d’un objet d’architecture stricte. Et même si, à son propos, j’ai pu déclarer "fuck context", je le trouve tout à fait contextuel dans la mesure où, entouré par les voies ferrées et routières, il se nourrit énormément de ces fortes présences.

FCh. Beaucoup de critiques, et notamment la célèbre spécialiste de l’urbanisme et théoricienne Françoise Choay, vous ont reproché de négliger une sorte d'invariant des comportements humains, une échelle d'appréhension de l'architecture et de l’espace qui serait d'ordre quasiment anthropologique, celle-là même que vos compatriotes (notamment Aldo van Eyck) défendirent dans les années soixante. C’est-à-dire échelle humaine, "clarté labyrinthique" des espaces, seuils et transitions, intimité, attention presque maniaque aux usages, avec l’idée que d’une part on servait des invariants mais aussi qu’il y avait là une sorte de condition de la démocratie architecturale. Vous seriez donc ainsi par-delà toute idée de démocratie, et votre architecture serait d’une certaine façon inhumaine puisque vous blesseriez ces invariants qui nous seraient essentiels, presque consubstantiels.

RK. Ce qui m’a frappé, en analysant le phénomène de la consommation moderne, le shopping, c’est que toutes les valeurs qu'affiche la grande distribution sont des valeurs que l'on pourrait qualifier d'humanistes. Il y a bizarrement une forte analogie entre la qualité labyrinthique des lieux du shopping contemporain et les théories d’Aldo van Eyck. Cela traduit clairement un problème : est-ce la petite échelle des architectures qui leur confère une dimension d’humanité ou faut-il admettre qu'il existe des programmes qui impliquent nécessairement certaines échelles? Parce qu'on parle d’une échelle inhumaine pour ce bâtiment de Congrexpo, mais où a-t-on vu qu’une salle pour des concerts rock et un hall d’exposition étaient des programmes qui se prêtaient à une articulation de cet ordre? On a souvent tenté de réduire l'échelle, prétendument afin d'humaniser la grande dimension. Cela a toujours plus ou moins échoué, par l’incapacité des concepteurs à reconnaître que nous sommes confrontés aujourd’hui à beaucoup d’échelles simultanées et qu’il faut les prendre en compte simultanément.

 FCh. Beaucoup d’entre vos aînés, parmi ceux de la génération d’Aldo van Eyck, étaient structuralistes, avec un arrière-plan de culture anthropologique, parfois spécialistes de la préhistoire. Il y avait donc, dans les invariants qu’ils invoquaient, l’idée que l’homme ne changeait pas. Que, pour l’essentiel, il restait le même, qu'il vive au seizième siècle ou au vingt-et-unième. Sans renvoyer une fois encore à cette idée de la rythmique et de la nervosité chez Simmel, ou sans évoquer cette longue dérive historique vers la vie nocturne qu'a décrite Wolfgang Schivelbusch, on sent bien que nous sommes différents de ce furent d'autres générations, et même de ce que nous fûmes. Et que peut-être était-elle illusoire, cette idée anthropologique selon laquelle il y aurait en nous des invariants, idée qui semble au moins partiellement remise en question par notre acceptation de nouvelles conditions de vie.

RK. En partie oui. Mais ils avaient aussi en partie raison. L’architecture du shopping le montre d’une certaine façon, sauf qu’elle n’est pas lisible telle quelle. J’ai eu très tôt des polémiques avec Aldo van Eyck et Herman Hertzberger. Elles sont oubliées et n'ont d'ailleurs jamais été très connues en dehors des Pays-Bas. Comme je venais de revenir de New York, j’ai souligné que leur terrain d'action privilégié, celui sur lequel ils construisirent leurs plus célèbres projets, visait à pallier des difficultés sociales, il s'agissait de bâtiments pour des mères célibataires, pour des vieillards, pour des orphelins. Et je leur reprochais cette manière d’inventaire des handicaps humains qui servait à prouver le caractère démocratique et humaniste de leur approche. Ils avaient toujours une tendance à généraliser des cas très spéciaux pour en faire l'emblème de cas universels que je n’ai pas trouvée bien convaincante.

FCh. Il s'agit de savoir si, dans les comportements, il y a de l’invariant ou si tout est flexible et provisoire, et si, finalement, l’homme sera tout à fait remodelé. Les jeunes architectes sont aujourd’hui fascinés par l’hybridation et les prothèses. Ils pensent que nous allons changer, du point de vue biologique, dans les vingt ou trente années à venir, et ils le désirent. Ils aspirent à ce nous soyons différent, y compris dans chacun de nos gestes, dans nos corps. Et une partie de l’évolution de la science semble leur donner raison. La condition humaine évolue à une vitesse que nous n'aurions pas soupçonnée il y a quelques années et ce n'est, de toute évidence, qu'un début. Y a-t-il quand même des invariants, une dimension minimale, anthropologique pour reprendre ce terme un peu désuet? Y a-t-il quelque chose qu'il faille protéger comme étant le noyau même de l'identité humaine? On vous traite souvent de cynique, nous reviendrons plusieurs fois dans cet entretien sur la question de ce cynisme. On vous traite de cynique à cause de votre acceptation de ce qui est, de tout ce qui arrive, et de votre refus supposé d’endiguer le déferlement de ce qui arriverait de bien comme de mal. De votre idéalisation, de votre héroïsation peut-être, de l'ordinaire, du banal et du "laid". Il y a chez vous une oscillation entre l'invocation de la plus totale des banalités, le côtoiement d'une certaine laideur peut-être, la prise en compte de la pauvreté, et l'exploit plastique, ou structurel, qui confine au maniérisme. Est-ce le goût de la contradiction qui vous conduit, par une sorte de dandysme? Et que veut dire cette acceptation du laid? Pensez-vous être cynique, ou simplement lucide? S'agit-il seulement de comprendre?

RK. Je ne pense pas être ouvert à n’importe quoi autant qu’on le prétend. Je ne pense pas être quelqu’un qui accepterait tout, sans la moindre critique, comme tout le monde le suppose. Generic City est un essai très critique à l’encontre du phénomène que j’analyse. Comme d'ailleurs Junkspace, le texte que je suis en train d'écrire sur l’espace architectural contemporain. Dans tous les travaux que nous menons, à Harvard par exemple sur le shopping, il y a une forte dimension critique. Bien sûr, elle ne mène pas toujours au rejet explicite, explicitement critique, parce que je trouve que le refus pur et simple est complètement stérile dans ce genre de contexte. J’ai été étonné de voir à quel point la dimension critique de mes positions a toujours été noyée derrière cette accusation de prétendu cynisme. La simple quantité de mes travaux militerait contre l’idée d’un cynisme de ma part.

FCh. Un certain nombre de théoriciens modernes, je pense notamment à l’épistémologue Bruno Latour, développent aujourd’hui une théorie sur le peuple des objets. Cette théorie me fait penser à ce slogan du groupe Haus-Rucker que vous avez souvent aimé citer : " Amnistie pour l’existant ". Pourquoi faudrait-il amnistier l’existant?

RK. C’est un propos que j’avais trouvé très profond en ce sens qu’il proposait une attitude vraiment libératrice, tellement en contraste avec cette idée qui voudrait que le simple fait d’être architecte donnerait droit à juger de tout. La formule d’Haus-Rucker était passionnante simplement par son invitation à résister à l'obligation de condamner ce qui est.

FCh. Le cynisme que l'on vous prête est supposé menacer la ville dans sa dimension la plus humaine. Ainsi Eurallile a-t-il été mal reçu par la majorité des architectes français. Notamment par les professeurs et notamment par les critiques. "Déception massive, collage dont les principes semblent simplistes, héroïsme vain, grisaille", écrivait Jean-Louis Cohen. Quant aux autres, ils vous ont presque unanimement reproché un manque d'urbanité, sans jamais véritablement préciser ce qu'ils entendaient par là. Avez-vous personnellement une notion de ce qu’est l’urbanité?

RK. La notion d’urbanité est une espèce de code, de mot de passe en Europe. Il amalgame la lecture des thèses de gens comme Maurice Culot. Et tout le spectre de pensée architecturale qui s’étend d’Antoine Grumbach, Henri Ciriani à Bernard Huet répète ce mot clé, comme si ces architectes possédaient les instruments qui permettraient de fabriquer cette condition d’urbanité à laquelle ils aspirent. Je pense que personne n'a cette connaissance aujourd’hui. Il y a dans Euralille des conditions urbaines que je trouve totalement convaincantes, même si elles n’ont aucun rapport avec la notion d'une urbanité conventionnelle qui est au cœur de cette demande mal formulée, et de ce reproche que l'on me fait.

FCh. Tout comme cette notion floue d’urbanité, apparue assez tôt (dans les années 1975), celle de contexte dont nous parlions tout à l’heure et qui est apparue en France un peu plus tard, sans doute vers le milieu des années quatre-vingt, est au nombre des expressions à connotation magique qui, dans les périodes d’éclectisme comme celle que nous avons traversée, ont le mérite de réconcilier le monde dispersé des architectes. Ils s’accordent enfin sur quelque chose, cette urbanité dont ils ne savent pas très bien de quoi il retourne exactement, aussi indicible que l'était l’espace pour Le Corbusier. Et la plupart d’entre eux n’ont pas trouvé cette urbanité à Euralille. Cela dit, on n'a pas toujours bien saisi, ou pas voulu comprendre ce que vous vouliez dire exactement lorsque à propos d'Euralille encore, dans le catalogue Poser-Exposer édité à la fin de l’opération, vous écriviez qu'il était incompréhensible que "dans ce siècle de la laideur", le vingtième siècle, le laid comme catégorie reste toujours si mal compris.

RK. Vous connaissez cette étrange statistique selon laquelle, si l’on considérait tout ce qui a été construit dans ce siècle, on ne trouverait trace de la participation d’un architecte que pour 2 % du total peut-être. Lorsque je parle du laid, je ne parle pas forcément d’une valeur esthétique ; plutôt de constructions sans esthétique explicite ou dans lesquelles l'ambition esthétique n'est pas primordiale. C’est plutôt le générique, l’ordinaire qui m’intéresse là-dedans, la neutralité ou le fait que l’on puisse très bien construire des choses intéress0antes dépourvues de la moindre valeur esthétique. Eliminer le beau et le laid comme catégories nous permettrait de mieux percevoir toute une série d’autres qualités.

FCh. Là, vous êtes tout à fait à l’opposé de Le Corbusier. Lui disait, en 1925 : "Regardez comme ce bidet est beau, il est beau comme la Victoire de Samothrace". Vous disiez plutôt : "Regardez comme les choses, finalement, sont laides et ordinaires". C’est un peu le même discours, mais renversé. Et vous poursuiviez : "Evidemment, Euralille est laid; il aurait été pathétique (oserais-je dire malhonnête) s'il ne l'avait pas été."

RK. Je laisse cette idée exactement comme je l'ai formulée; et je ne veux rien en dire de plus. J’en reste là parce que je ne pense pas que l’on puisse gagner quoi que ce soit à une explication complémentaire. Comprenne qui voudra.

FCh. Vous êtes, à certains égards, un architecte français. Par plusieurs de vos références intellectuelles qui ont d’ailleurs marqué toute la jeunesse occidentale des années soixante, ces philosophies dites du "soupçon". Par Foucault, par exemple…

RK. Et Roland Barthes peut-être encore plus.

FCh. Architecte français aussi par certains concours auxquels vous avez participé (celui de la Villette, Melun-Sénart, le Grand Axe de la Défense, la Bibliothèque de France pour laquelle vous avez fourni l’un de vos plus extraordinaires projets, conceptuellement, et celui de la bibliothèque universitaire de Jussieu). Et puis par ces deux superbes maisons individuelles que vous y avez construites, l’une à Saint-Cloud, l'autre près de Bordeaux, vos chefs d'œuvre peut-être. Enfin par le quartier Eurallile. Or, c'est un pays où vous êtes particulièrement peu aimé par l'establishment architectural et universitaire.

 RK. C’est un paradoxe que j’ai du mal à comprendre. Il est certain que j’ai fait mon meilleur travail en France et que j’ai répondu à des conditions spécifiquement françaises. Je pense que les projets que nous avons faits pour Paris sont peut-être les plus contextuels, les plus précis, les plus nuancés parmi tout ce que nous avons fait. Les plus polémiques et en même temps les plus crédibles. Alors, je tiens cette difficulté de relation avec le milieu architectural français pour une espèce de quiproquo, de tragédie inexplicable. Mais aussi pour le fruit d'une insondable bêtise.

FCh. Vous avez pourtant beaucoup de supporters dans ce pays. Depuis le début, des critiques, intellectuels, administrateurs, clients et maîtres d’ouvrage, vous ont aidé et soutenu, et bien compris. Mais il y a toujours en France ce problème qui plane, la grande ombre de votre supposé cynisme, de votre satanisme. La France est un pays de tradition assez rationnelle, qui semble ne pas supporter la manière étrange dont vous lui paraissez jouer et dériver sur les sentiers de l'irrationnel, de la dérision et du sarcasme.

RK. Je ne sais pas ce que c’est. Sans doute essentiellement un problème avec les architectes, parce qu’avec d’autres milieux j’ai d’excellentes relations. Bruno Latour, par exemple, s’intéresse absolument à ce que nous faisons.

FCh. Est-ce que cette situation de mal amour existe aussi dans d’autres pays européens? En Italie, peut-être?

RK. Non, l’Italie nous témoigne plutôt une espèce d’indifférence, ou même un manque de connaissance. Je n’en suis pas trop préoccupé parce que ce sont des choses instables et parce que je n’ai pas envie de m’impliquer trop dans tout ça, mais je rencontre des versions du même problème aux Pays-Bas ou en Allemagne. Presque partout, pourrait-on dire, sauf en Amérique.

FCh. C’est une chose intéressante parce qu’elle permet de dessiner une sorte de géographie mentale de l’état de la pensée architecturale. D'ailleurs, si je vous pose ces questions, ce n’est pas en termes de ragots ou de cancans, ou pour mesurer l’état de votre notoriété, mais bien par désir de mieux connaître l’état d’esprit qui règne dans divers pays d’Europe.

RK. Aux Pays-Bas, il y a une sorte d’acceptation, ou plutôt de tolérance, qui, en fait, contient plus de réticence à mon égard que la franche détestation française.


La suite dans lme prochain post.

 

Publié dans Mes autres pensées

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
<br /> Bonjour,<br /> <br /> Vous êtes cordialement invité à visiter mon blog.<br /> <br /> Description : Mon Blog(fermaton.over-blog.com), présente le développement mathématique de la conscience humaine.<br /> <br /> La Page No-4: HALL !<br /> <br /> L'EFFET HALL QUANTIQUE<br /> SÉMI-CONDUCTEUR<br /> L'ÉCHELLE DE JACOB<br /> <br /> Cordialement<br /> <br /> Clovis Simard<br /> <br /> <br />
Répondre